dimanche 31 août 2008

Sociologie et télévision : le cas Koh-Lanta

Peut-être est-il dur, lorsque vous cherchez à écrire un livre, d'introduire ces petites nuances, ces évolutions judicieuses et ces dialogues ingénieux qui forment la cohérence psychologique. Peut-ête reculez-vous devant les incohérences comportementales, les présences inconsistantes ou encore les conduites morales décevantes. Cependant, vous cherchez cette vraisemblance qui fera dire à chacun de vos lecteurs : « Cette vieille femme maniaque et radine, c'est Tante Julianne tout craché ! Sauf qu'elle, au moins, en prend pour son grade. (ah, si seulement...) » ou bien « Ce chef scout est sérieusement atteint. Ca m'en rappelle certains, lorsque j'étais louveteau. Je me demande s'ils sont aussi devenus des meurtriers... » ou bien encore « Je me disais bien que ce boucher bénévole était trop honnête pour être vrai ! ». Autant d'exemples de psychologie réussie. Autant de réussites qui ne sont pas à votre actif.

Mais Gustave Borjay va vous aider, et cela grâce à une émission dénommée Koh-Lanta. Sous cette appellation barbare se cache un principe exotique et rafraîchissant : une petite vingtaine de français veulent survivre sur une île déserte, et doivent éliminer l'un des leurs tous les trois jours. Au début, il y a deux équipes, et tous les trois jours une "épreuve d'immunité" indique quelle équipe devra voter pour éliminer l'un des siens. Puis à la moitié du temps, les équipes sont fusionnées, et les candidats luttent désormais individuellement. C'est le début du jeu des alliances pour sauver sa tête en coupant celle des autres. A la fin, il n'en reste que deux, et les dix derniers éliminés votent pour désigner le gagnant du jeu et donc des 100 000 €.

Principe simple, qui suffit à une édifiante séance de décryptage de la psychée humaine. Tout est là pour dévoiler les individus : promiscuité constante, fatigue, carences alimentaires... Infailliblement des tensions apparaissent et des personnalités se révèlent (plus en mal qu'en bien). Voyons tout de suite des exemples.

Les caractères individuels


Cette année, l'homme fort se nomme Bertrand. De prime abord c'est un homme direct, carré, avec du bon sens et surtout avec le sens de l'honneur. Parfois un peu maladroit car c'est un militaire pas forcément "ultra-subtil", mais un homme de principe. Mais au bout de deux semaines, l'image se modifie. Première application de son sens de l'honneur : à bout de force dans une épreuve, il mendie sa victoire auprès de la dernière personne encore en lice, son fidèle lieutenant Frédéric. Ce dernier évidemment le laisse gagner. Deuxième application : après avoir affirmé de façon sentencieuse à un coéquipier que s'il n'avait pas d'opinion, il n'avait pas de cerveau (à noter que, revenant plus tard là-dessus, il a reconnu qu'il avait « mal communiqué »), il a au dernier moment changé son vote d'élimination d'un candidat, pour rejoindre la majorité. Troisième application : après des grands discours émouvants sur l'importance du mérite et sa volonté de n'éliminer que les "non-méritants", il vote contre une personne pour le simple motif qu'elle faisait avant partie de l'équipe adverse, non sans tenter de trouver sur le champ une justification : elle souriait trop. « Sur le champ de bataille, si un type sourit, j'ai envie de lui foutre un coup de machette dans la gueule. »
 
Autrement, on trouve toujours des personnages récurrents. Le faible d'abord (sur-représenté), toujours prêt à ne pas réfléchir et à suivre un groupe de personne jusqu'à la mort (ici, c'est un homme qui fait le serment de ne pas voter contre une personne, qui explique qu'il respectera ce serment car il est catholique, puis qui le brise pour rejoindre la majorité qui n'avait pas besoin de son vote). Il y a aussi le bricoleur sénior, qui se dévoue pour son camp tant qu'il ne se fait pas éliminer. Et la femme qui ne pense qu'à bronzer et s'aliène ainsi la moitié du camp. Le beau gosse musclé qui se fait toujours éliminer parce qu'il est trop fort. Ou encore la fille moderne trop maigre pour rester en bonne santé. Etc.

Les études de groupe 


Mais le plus intéressant est plutôt l'étude globale des comportements. Ainsi, il y a des constantes dans Koh-Lanta : les personnages forts et habiles se font éliminer dès le commencement de la phase individuelle. Ils sont des dangers pour les autres, moins redoutables physiquement. Les insupportables se font aussi éliminer, on s'en doute, ainsi que les meneurs, ceux qui prennent le rôle de chef. On les accepte une certaine période, puis on les élimine, car on n'aime pas les gens qui se mettent en avant (quelle est leur légitimité ?). Finalement, on arrive par épurations progressives à un groupe uniformément médiocre et banal, libéré de tout être inférieur ou de tout être supérieur.

La deuxième constante est que le manipulateur n'est démasqué que par les personnes qu'il a éliminées (si le manipulateur est doué). Cela lui permet d'atteindre la finale pour se faire éliminer par ses anciennes victimes. C'est une justice négative : le plus perfide ne gagne pas. Ce qui confirme la première constante : celui qui gagne Koh-Lanta est en général fade et médiocre (au sens "moyen" du terme).

La dernière constante, la plus frappante, est la suivante. Lors de la "réunification" des deux équipes, l'équipe majoritaire élimine un à un les membres de l'équipe minoritaire. C'est le seul moyen de ne pas choisir, cela demande moins de décision et d'esprit d'équité que de chercher quelqu'un que l'on veut vraiment éliminer. Finalement, on se dirige droit vers une oligarchie (un groupe de maîtres et un groupe de gibier régulièrement amputé, par les maîtres, d'un élément). Ou pire, on a sous les yeux un groupe de démocrates persuadés d'agir selon les droits de l'homme et autres principes éthiques positifs, qui se livrent tout simplement à un acte de racisme en groupe : on élimine les gens qui n'ont pas la même origine (l'équipe initiale) que soi. Ces mêmes gens qui s'indignent à bon escient lorsqu'ils entendent parler d'esclavage ou de discrimination raciale, ces mêmes gens sont les premiers à mettre en place un système où s'applique la loi du plus fort (des plus nombreux), où les étrangers sont chassés impitoyablement par un groupe lucide et sûr de ses droits.

Ensuite, ce n'est qu'un jeu. Un jeu où cependant les conditions éprouvantes accentuent les comportements naturels et en accélèrent l'expression. Où se situe la différence avec la réalité ? Observez, profitez des sentiments exacerbés, des animosités naissantes, des conflits orageux et des trahisons sans remord.

Gustave Borjay vous salue


Impudent sourire. Un coup de machette et il n'y paraîtra plus.

3 commentaires:

  1. Article magistral comme d'habitude, mais surtout magnifique illustration... un sourire splendide et plein de charme ! Un fidèle du Borjay's blog.

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  2. J'abonde dans le sens de votre démonstration. L'émission Koh-Lanta est toujours très riche d'enseignement. Merci de nous le faire particulièrement comprendre. Un admirateur,

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  3. Intéressante conclusion Monsieur Borjay... Nietzsche aurait sans doute fort à dire sur le sujet ! Quant à moi, je le trouve plutôt charmant ce sourire.

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